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Michel Roquebert: Vous avez dit Cathare ? Notes sur un article d’Alessia Trivellone (2016)...

Tout le monde sait, depuis longtemps, que les hérétiques de cette Provincia qu'on nommera Languedoc ou Midi de la France ne se sont jamais appelés entre eux « cathares ». De là à croire que personne ne les a appelés ainsi, il y a loin ! C'est pourtant ce que semble penser Alessia Trivellone, dont on note qu'elle ne prend jamais en compte les sources qui la contredisent. Je rappelle ces sources pour mémoire, car il serait temps que quelqu'un explique clairement et honnêtement pourquoi elles seraient irrecevables au point qu'il ne serait même pas besoin de les discuter !

 1°) - Canon 27 du Ille Concile œcuménique du Latran (mars 1179) : « Dans la Gascogne albigeoise, le Toulousain, et en d'autres lieux, la damnable perversion des hérétiquesdénommés par les uns cathares (catharos), par d'autres patarins, publicains, ou autrement_encore, a fait de si considérables progrès... » . (Texte dans J.D. Mansi, Sacrorum conciliorum nova et amplossima collectio, t. XXII, 231. Traduction française par Raymonde Foreville dans Histoire des conciles œcuméniques, Paris, l'Orante, 1965, t. VI, p. 222.)

2°) - Le 21 avril 1198, le pape Innocent III écrit aux archevêques d'Aix, Narbonne, Auch, Vienne, Arles, Embrun, Tarragone, Lyon, et à leurs suffragants : « Nous savons que ceux que dans votre province on nomme vaudois, cathares (catari), patarins...». Or cette bulle pontificale s'adresse à des prélats qui sont tous en exercice au sud de la Bourgogne ; il est bien évident, comme le notent d'ailleurs les plus récents éditeurs allemands de la correspondance d'Innocent III, que le mot de catari est dès cette époque une Allgemeinbezeichnung fur die Hàretiker des 12. und 13. Jh., une appellation générique pour désigner les hérétiques des XIIe et XIIIe siècles, et appliquée ici à ceux du pays d'oc. (Texte dans Migne, Patrologie latine, t. 214, col. 82, et dans 0. Hageneder et A. Haidacher, Die Register Innozens'lll, vol. I, Graz/Cologne, 1964, bulle n° 94, p. 135-138. Cf. p. 136, note 4).

3°) - Dans le Liber contra Manicheos, attribué à Durand de Huesca, on trouve : «... les manichéens, c'est-à-dire les modernes cathares qui habitent dans les diocèses d'Albi,de Toulouse et de Carcassonne... » ( « ...manichei, id est moderni kathari qui in albiensi et tolosanensi et carcassonensi diocesibus commorantur. Texte édité par Christine Thouzellier, Une somme anti-cathare : le Liber contra manicheos de Durand de Huesca, Louvain, 1964, p.217.) 4°) - On a confirmation, à la fois, de l'emploi du mot cathare à propos des hérétiques languedociens, et de sa signification générique, puisqu'il s'adresse aussi aux cathares d'Italie et « de France », dans la Summa de Rainier Sacconi ; après avoir dénoncé les erreurs de l'Eglise des Cathares de Concorezzo, l'ancien dignitaire cathare repenti, entré chez les Frères Prêcheurs, titre un des derniers paragraphes de son ouvrage : Des Cathares toulousains, albigeois et carcassonnais. Il enchaîne : « Pour finir, il faut noter que les Cathares de l'Eglise toulousaine, de l'albigeoise et de la carcassonnaise tiennent les erreurs de Balesmanza et des vieux Albanistes » etc. (« Ultimo notendum est quod Cathari ecclesiae tholosanae, et albigensis et carcassonensis tenent errores Belezinansae.... » Summa de Catharis, édit. Franjo Sanjek, in Archivum Fratrum Praedicatorum, n° 44,1974.)

Certes, Mme Trivellone, dans son article des Cahiers de recherches médiévales et humanistes de 2016, que Michel Jas a eu l'excellente idée de nous signaler, parle assez abondamment de la Summa de Sacconi, mais c'est uniquement pour disqualifier ce dernier et invalider tout ce qu'il dit des gens qu'il appelle « cathares » ; elle ne retient pas sa référence à des cathares en pays d'Oc.
Alors, oublions la littérature (nos numéros 3° et 4°).Que reste-t-il ? Rien moins qu'un canon conciliaire et une bulle pontificale, le tout parfaitement daté et signé, si l'on peut dire. Deux « documents officiels », en quelque sorte... Que faut-il de plus ? .L'existence de Jésus-Christ n'est pas aussi documentée au plan des sources diplomatiques...

Notre ami Michel Jas a raison : il serait intéressant de décortiquer le texte de Mme Trivellone. Il me paraît entrer tout à fait dans le cadre méthodologique que j'avais décrit à propos des deux publications de Nice (1998 et 2001) lors du Colloque de Foix sur « Les cathares devant l'histoire », dont les actes ont paru en 2005. La méthode des auteurs qui prônaient la « déconstruction » - c'est bien le mot qu'ils employaient - revenait essentiellement à disqualifier le témoignage et à invalider la preuve, au moyen d'un véritable tour de passe-passe dialectique qui consistait à présenter comme des conclusions imposées par les sources ce qui n'était en fait que des a-priori faisant subir auxdites sources les distorsions propres à en gauchir le sens et à permettre de les récuser. Par où commencer ?

Passons sur les formules péremptoires telles que « le soi-disant "catharisme" » du Midi » ou « la soi-disant origine balkanique du dualisme », qui laissent entendre que les questionnements auxquelles elles semblent renvoyer ont trouvé leurs solutions définitives et que les débats sont clos. Or nous savons qu'il n'en est rien, et qu'il y a encore du travail à accomplir sur ces thèmes. Sans compter que parler des « cathares du Midi » et, plus loin, des « sources du Midi de la France aux XIIe et XIIIe siècles » paraît quelque peu anachronique ; un discours si pointilleux sur la sémantique aurait dû veiller à ne pas projeter sur ces siècles des concepts géopolitiques qui leur sont totalement étrangers : quand le comte de Nevers, estimant avoir achevé sa quarantaine, quitte Carcassonne et l'armée de la croisade en août 1209, le moine-chroniqueur venu de la Vallée de Chevreuse, Pierre des Vaux-de-Cernay, écrit dans son Hystoria qu'il « retourne en France ».. .Non, Madame Trivellone, l'antique Provincia n'était pas encore « le Midi de la France ».

Il y a beaucoup plus intéressant. Par exemple la « grossière erreur » que Mme Trivellone a relevée dans la traduction, par Jôrg Feuchter, d'une phrase d'une charte notariée de 1189 qui, parlant d'une certaine dame nommée Ava, de Baziège, dit « quando se tradidit hominibus qui vocantur heretici ». La traduction par Jôrg Feuchter de « hominibus qui vocantur heretici » par « aux hommes qu'ils appellent hérétiques » est contestée avec raison par Mme Trivellone : le verbe est au passif, et il convient de traduire par « aux hommes qui sont appelés hérétiques ». Mais de quel droit commente-t-elle quelques lignes plus loin en expliquant que le texte signifie « qui sont appelés hérétiques par d'autres » .... Où diable a-t-elle péché ce « par d'autres », si ce n'est dans la réserve de ses propres a priori, en vertu desquels il ne faut pas que le notaire de Baziège, ni la dame Ava, ni ses fils appellent « hérétiques » les gens auxquels Ava s'est « donnée ».

Si Jôrg Feuchter a fait, aux yeux de Mme Trivellone, une « grossière erreur », elle n'est pas loin, elle, de la pure et simple manipulation (involontaire) des sources. Non, « hominibus qui vocantur heretici » ne peut en aucun cas, sans autre preuve, être commenté comme signifiant « aux hommes qui sont appelés hérétiques par d'autres ». En revanche, si l'on peut bien traduire par « aux hommes qui sont appelés hérétiques », un gamin de 6eme peut tout à fait correctement traduire aussi par « aux hommes qu'on appelle hérétiques ». C'est même là la traduction la plus plausible : si le notaire écrit « ces hommes qui sont appelés hérétiques » sans préciser qui les appelle ainsi, c'est qu'il estime que cela coule de source : c'est « on » qui les appelle « hérétiques ». Mais puisque Mme Trivellone aime traquer la petite bête, regardons-y de plus près. Le mot « hérétiques » est-il employé là comme adjectif qualificatif, ou comme substantif?

On va voir que c'est extrêmement important. Si le notaire avait voulu empoyer heretici comme qualificatif, il n'aurait pas écrit vocantur, mais dicuntur : « Aux hommes qui sont dits hérétiques ». Mais dire vocantur, dire qu'ils sont appelés hérétiques, c'est dire qu'on les nomme ainsi. Mais en français correct, on ne peut pas dire : ces hommes qui sont appelés hérétiques ; on peut dire, soit : ces hommes qui sont dits hérétiques, soit : ces hommes qui sont appelés LES hérétiques.

On ne voit pas pourquoi le notaire aurait préféré une phrase ambiguë ou maladroite à une expression parfaitement claire : l'adjectif hérétiques est ici substantivé. Le latin a beau ne pas posséder l'article défini, il est quand même apte, heureusement, à exprimer bien des nuances. Si notre notaire dit que ces gens sont appelés de telle ou telle façon, c'est qu'il tient à préciser qui ils sont, à les distinguer du commun. Puisqu'il dit que la dame Ava « s'est donnée », la moindre des choses est de dire à qui, sinon la phrase n'a pas de sens. Elles s'est donnée à des hommes. Mais quels hommes ? Précisons ! Là encore, pour faire sens, il faut bien les nommer. Hélas ! Si je traduis : « Quand elle se donna à ces hommes qu 'on appelle les hérétiques », je laisse bien entendre qu'elle s'est donnée à une communauté religieuse dissidente, puisque c'est la définition même de l'hérésie. Or, pour Mme Trivellone, c'est impossible... Ava ne peut pas s'être donnée à une communauté religieuse dissidente, puisque Mme Trivellone est convaincue a priori que de telles communautés religieuses n'existaient pas. Donc il faut traduire autrement. Alors, pour rendre compte, quand même, de la phrase en son entier, on va torturer aussi quando se tradidit, « Quand elle se donna... » C'est ce que nous allons voir tout de suite.

Faisons le point.

Phrase originale : Quando se tradidit illis hominibus qui vocantur heretici. Traduction littérale : Quand elle se donna à ces hommes qui sont appelés les hérétiques. Mme Trivellone donne bien une traduction complète de la phrase : « lorsqu 'elle se donna à ces hommes qui sont appelés hérétiques ». Mais de même qu'en ajoutant dans son commentaire « par d'autres » elle projetait sur vocantur ses propres a priori, elle dilue Quando se tradidit dans un long développement qui ne peut en aucun cas se déduire du texte et qui, loin de l'éclairer, l'étouffé littéralement sous une masse de considérations qui n'ont rien à voir avec lui. Elle commence donc par reprocher à J. Feuchter d'interpréter se tradidit comme « l'entrée de la femme dans une communauté hérétique » et de faire d'elle « une donnée, comme ces hommes et ces femmes du Moyen Age qui se donnaient à des monastères ou à des communautés religieuses. » Si elle repousse cette interprétation, c'est parce que, dit-elle, « se tradere est un verbe extrêmement générique » et que certains de ses synonymes sont employés dans les serments vassaliques, ou peuvent être utilisés « dans le cas d'hommes ou de femmes qui se mettent sous la protection d'autres ». Surtout, développe-t-elle, lorsque des personnes entrent dans une communauté religieuse, des transactions économiques sont attestées : le plus souvent, la personne qui se donne fait une donation à la même communauté, de manière définitive ; dans d'autres cas, c'est le monastère ou la communauté qui lui concède des honneurs ou une rente. [...]

Le cas d'Ava est radicalement différent, car la femme reçoit simplement une donation viagère de son fils et aucune transaction n'est envisagée avec les hommes à qui elle " se donne" ».  Mais que diable vient faire la donation viagère qu'Ava reçoit de ses fils, ou le serment vassalique, quand il est question, ici, du don qu'Ava fait d'elle-même, nécessairement à une communauté ? Nous sommes en plein embrouillamini. Et puis ce n'est pas parce que ce don s'est fait sans transaction qu'il n'a pas pu avoir lieu. Il ne paraît nulle part que « se donner » à une maison hérétique s'accompagnait obligatoirement d'une transaction d'ordre financier ou économique. Mme Trivellone poursuit donc : « En définitive, si la mention des hérétiques dans cette charte présente des caractères inhabituels et intéressants, elle ne montre pas que des hommes se considèrent eux-mêmes comme "hérétiques"... »

Il ne manquerait plus que cela ! Il est évident que ceux qui sont dits « hérétiques » se considèrent eux-mêmes, non point comme tels, mais comme les seuls chrétiens authentiques... Cela tombe sous le sens! Poursuivons. « [La charte ne montre pas forcément] qu'Ava entre dans une communauté religieuise de dissidents. En revanche, elle peut indiquer qu'Ava, probablement veuve et d'une famille aisée, intègre, pour des raisons pour l'instant inconnues, un réseau d'hommes dont elle savait qu'ils avaient été accusés d'hérésie, probablement par les cisterciens [...] Il est fort probable qu'elle fasse partie d'un réseau d'alliances qui résistait à l'emprise capétienne dans le comté de Toulouse et dans ses fiefs ; en 1232 d'ailleurs, comme J. Feuchter lui-même l'indique, le fils même d'Ava était lié au comte de Toulouse Raymond VII, en conflit ouvert avec le roi capétien et la papauté ».

Notre petite phrase de huit mots est décidément très féconde - mais elle accouche de quelques monstres : la charte est de 1189, pas de 1232. « L 'emprise capétienne dans le comté de Toulouse » en 1189 reste à être démontrée. Et en 1232, Raymond VII, loin d'être « en conflit ouvert avec le roi capétien et le pape », est tenu, pour quelques années encore, par le traité de Paris qu'il a signé lors de l'humiliante cérémonie du jeudi saint 12 avril 1229, par l'hommage qu'il fit le lendemain au roi Louis IX, par l'ordonnance Cupientes prise par ce dernier le 14, qui le contraignait à être un auxiliaire actif de la lutte contre l'hérésie, et par le concile réuni à Toulouse même en novembre de la même année. Quelles que fussent ses arrière-pensées, et même si ce fut provisoirement, Raymond VII endosse alors son rôle de fidèle vassal du roi de France et de prince catholique : il passe des accords avec le haut clergé local, il contraint ses propres vassaux à faire réparation aux abbayes molestées, le 18 février 1232 le souverain pontife le recommande à la bienveillance de son légat. Et, toujours en 1232, accompagnant en personne l'évêque de Toulouse dans une expédition nocturne contre un groupe d'hérétiques signalé dans la Montagne Noire, il aide à la capture de dix-neuf parfaits et parfaites, dont Pagan, l'ancien seigneur de Labécède... On est encore loin d'un « conflit ouvert » avec le pape et le roi.

Donc, plutôt que de voir Ava entrer dans une communauté religieuse dissidente, ainsi que le dit formellement le texte, Mme Trivellone préfère imaginer qu'elle adhère très probablement à un réseau de résistance politique au pouvoir capétien. Une femme. Et en 1189 !

Sans commentaire... *

Il serait intéressant de savoir comment Mme Trivellone traduit et commente un passage de l'une des deux razos du troubadour Ramon Jordan, vicomte de Saint-Antonin, qui vécut dans la seconde moitié du XIIe siècle. Le texte est publié par Boutière et Schutz dans leurs Biographies des troubadours (Nizet, 1964). Comme Ramon Jordan avait été blessé dans quelque combat, ses ennemis répandirent le bruit qu'il était mort. La nouvelle en parvint à sa dame, la vicomtesse de Penne d'Albigeois. « Pour la peine et la douleur qu'elle en éprouva, se rendet en l'orden des eretges ». L'autre razo dit pour sa part : « s'en rendec als Patarics ».

Peu importe que les faits soient vrais ou non. Ce sont les expressions qui sont intéressantes. Or nous ne sommes pas là dans les fantasmes d'un cistercien...

Michel ROQUEBERT

P.S. - Je n'ai pris en compte que la page dans laquelle Mme Trivellone critique la présentation par Jôrg Feuchter de la Charte de 1189 dont il est question ici, présentation qu'il fit lors d'un colloque qui eut lieu en avril 1213 à Londres, et dont les Actes parurent sous le titre Cathares in question, York Médiéval Presse, 2016. Mme Trivellone occupe sept autres pages de son article à faire l'analyse critique de sept ou huit autres communications, qu'elle estime être dans l'erreur. Retenez bien l'adresse signalée par Michel Jas : https://iournals.openedition.org/crm/14387 et cherchez dedans « Cathars in question, edited by Antonio Sennis