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Canso de la Crosada: La 'Battle' de Latran IV (Extrait de traduction en cours...)

 

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La ‘Battle’ du Latran IV

Extrait du chantier en cours d’un projet de traduction
De la ‘Canso de la Crosada’ (Chanson de la Croisade)
AUTEUR : L’Anonyme de Toulouse
(Troubadour non-identifié XIII° siècle)
Texte de référence fondamentale
pour la création du spectacle sériel Crozada d’Uei
Edition : MARTIN-CHABOT, Eugène (1931-1961). La chanson de la croisade albigeoise,
Paris, Les Belles Lettres, vol. II, pp. 37-77
Traduction en cours Patrick Hutchinson
Tous droits réservés

...Revenons-en au comte : il s’en est allé faidit,
Par terre et sur mer, il a trop été meurtri ;
Quoiqu’il puisse en être, Dieu et le Saint Esprit
Ont fait, par miracle, qu’il s’en soit sorti ;
Le voilà avec son fils, et peu de compagnie,
Dans Rome, tous les deux de se retrouver ravis.
L’un dit à l’autre que Dieu est leur seul ami.
Avec eux le comte de Foix, parleur aguerri,
Arnaud de Villemur, au courage bien garni,
Pierre-Raimond de Rabastens, sage et hardi,
Et beaucoup d’autres, bien remontés, enhardis
A défendre le droit, si on les contredit,
Car la Curie est noire de monde.

Du Seigneur Apôtre, homme de Dieu, un vrai,
La Cour est pleine, et tel boucan s’y fait,
Car on tient Concile, avec mille et un délégués
Des prélats de l’Eglise ; y sont convoqués
Cardinaux et Evêques et Prieurs et Abbés
Et comtes et vicomtes, de nombreuses contrées.
Le comte Raimond et son fils beau à souhait
De l’Angleterre venant en serviteur grimé,
Sans nulle suite, sauf un ami bien trié,
Traverse toute la France au milieu des dangers,
Pour débarquer à Rome, summum du sacré.
Le Pape dit qu’absolution lui soit accordée,
Car jamais ne naquît jeune homme mieux né,
Plus adroit, plus vif, aux traits mieux dessinés ;
Du meilleur lignage qui fut ou a été,
De France, d’Angleterre, d’antique lignée.
Et voilà le comte de Foix, brave et distingué,
Qui, face au Pape, s’agenouille pour insister
Que les terres de ses aïeux lui soient restaurées.
Le Pape regarde l’enfant, aux traits distingués,
Et il sait son lignage, et par quels procédés
L’Eglise et le Clergé l’ont de tout dépossédé :
De pitié, de douleur il est vite accablé,
Et soupire et pleure, avec le cœur déchiré.
Mais ici ne se trouve droit, ni foi, ni pitié.
Car voici que le Pape, très savant et rusé,
Devant toute la Cour, et les barons invités,
Montre, par l’Ecriture et en des mots bien affutés
Que le comte de Toulouse n’est plus exposé
A ce qu’on l’accable, ni à être dépouillé,
Le disant bon croyant en ses dires et ses faits.
Mais à cause d’un accord entre eux en secret
Et contraint par les prelats dont il sait l’inamitié,
Il saisit toutefois sa terre, s’en attribuant l’autorité,
Puis refile à Montfort la charge de la garder,
Tout en lui en retranchant la pleine propriété.
Ce dont le comte n’a pas le cœur bien léger
Car qui perd sa terre dans l’angoisse doit errer;
Alors, devant le Pape, suivant l’ordre arrêté,
Le comte de Foix, aux arguments bien tournés,
Commença à parler...

 

Il commença de parler, avec esprit et aisance,
Le comte, arpentant le pavement immense ;
Toute la Cour le voit, l’écoute, dans un soudain silence ;
Et il a le teint frais, le corps de belle prestance ;
S’adressant au Pape, il dit avec éloquence
« Seigneur Pape élu, vers lequel tous s’élancent,
Qui tient lieu de Pierre et de sa gouvernance,
Où tous les pêcheurs doivent retrouver clémence,
Qui doit maintenir droit, paix, jurisprudence,
Et n’occupe ce siège que pour notre bienfaisance,
Seigneur, rends-moi ma terre, mes droits en souffrance !
Car puis me justifier et jurer sur serment
Que jamais n’eus pour ami hérétique ni croyant,
Ni n’en fréquentais, ni ressentis de penchant,
Et comment l’Eglise m’a trouvé obéissant.
Suis en ta cour pour obtenir réparation,
Moi, le comte mon seigneur, et son fils autant,
Qui est beau et bon et sage et dans la fleur de ses ans,
Et jamais ne fit ni ne dit mensonge ni boniment ;
Nul droit ne l’accuse, nulle censure ne le reprend,
Et il n’a tort, ni reproche de nul être vivant,
Que l’on me dise sur la base de quel argument
Prud’homme pourrait décréter sa dépossession.
Le comte mon seigneur, à qui l’honneur revient,
S’est mis avec sa terre sous ta protection,
Provence et Toulouse et Montauban y sont ;
Et maintenant, sont livrées à mort, au tourment,
Au pire des ennemis, au plus grand des affronts,
Car Simon de Montfort, qui les lie et les pend,
Les détruit et les abaisse, nulle pitié ne l’en prend.
Et parce qu’ils se sont placés sous ta protection,
Ils sont en danger de mort et le péril les attend,
Et moi-même, Seigneur, par ton mandement,
J’ai livré la place de Foix, aux murs puissants,
Château si fort que par lui-même il se défend,
Garni de pain et de vin, de viande, de froment,
D’eau douce et claire, à même la roche frisant,
Mes bons compagnons, mes beaux équipements,
Que je ne craignais de perdre pour nul affront.
Le Cardinal le sait, il peut s’en porter garant.
Ainsi que l’ai livré, si pareil on ne me le rend
Que ne soit plus crue parole, ni nul serment !
Le Cardinal s’avança et répondit en peu de temps,
Se penchant vers le Pape, à l’oreille lui disant :
« Seigneur, de ce qu’il dit pas un mot ne ment :
J’ai reçu le château, il l’a livré vraiment
En ma présence et dans mon établissement,
A l’Abbé de Saint-Thibéry ».

L’Abbé de Saint-Thibéry est adroit et rusé :
« Le château est fort et fort bien provisionné,
Le comte t’a bien obéi, ainsi qu’au Tout-Puissant ».
Alors s’est levé un à la langue affilée,
Folquet de Toulouse, violent et passionné :
« Seigneur, dit-il, « le comte, l’as-tu bien écouté,
Qu’il dit échapper à l’hérésie et s’en bien éloigner ?
Moi je dis que sa terre en est toute gangrenée,
Et qu’il les a désirés et aimés et de dons comblés
Et que son comté en est le principal foyer ;
Que le Pog de Montségur fut bel et bien érigé
Pour les abriter, sans qu’il ne s’y soit opposé ;
Sa sœur les a rejoints après la mort de son mari
Et a vécu à Pamiers trois années bien remplies
A répandre sa folie, et en a beaucoup convertis.
Et tes pèlerins, par qui le bon Dieu est servi,
En chassant les hérétiques, les routiers, les bannis,
Il en a tant tué, taillé, broyé, meurtri
Que le champ de Montgey en est encore tout empli
Et que France en pleure jusqu’aujourd’hui.
Que la honte retombe sur toi ; tend bien l’ouïe,
Les entendras dehors : râles, gémissements, cris,
Des aveugles, des blessés, des mutilés sans appui,
Qui ne vont nulle part sans qu’un autre les conduit ;
Qui a tué, brisé, mutilé, tourmenté toutes ces vies,
Ne mérite plus de tenir terre, doit être banni ! ».

Et Arnaud de Villemur de bondir debout.
On l’a bien regardé et entendu jusqu’au bout,
Et il s’est exprimé sans se démonter du tout :
« Seigneurs, j’aurais su qu’on ferait tant de ce grief,
A la Curie de Rome, tant le mettrait en relief,
J’en aurais fait d’autres, d’éborgnés et sans chef ! »
- « Par Dieu ! », murmure-t-on, « il est hardi et bref ! »
« Seigneur », reprit le comte, « mon droit me justifie,
Ainsi que ma loyale droiture et mon bon esprit ;
Si on me juge sur le droit, suis sauf et guéri :
Car jamais n’aimais hérétique, croyant ni revêtu,
Bien loin de là, en humble oblat me suis rendu
Aux moines de Boulbonne, sans déconvenue,
Là où ceux de mon lignage gisent tous étendus.
Du Pog de Montségur le droit est éclairci,
Car jamais n’en ai été le seigneur investi.
Et si ma sœur fut mauvaise ou pécheresse,
Dois-je pour autrui être condamné sans cesse
Car rester en sa terre est droit d’aînesse.
De plus mon père, avant de mourir, a bien dit
Que si l’un de ses enfants eut un jour des ennuis,
Qu’il revînt en sa terre et qu’il y soit accueilli
Que l’on veille aux besoins, qu’il soit bien nourri.
Vous jure, par le Seigneur qui en croix fut étendu,
Que jamais bons pèlerins, routards de loin venus
Pour suivre le bon voyage que Dieu a voulu
Ne furent par moi dérobés, tués, ni détruits,
Ni par mes compagnons leurs chemins envahis.
Mais de ces voleurs, traîtres, menteurs de la foi,
Qui arborent la croix, et qui m’ont tout détruit,
Aucun par moi, ni par les miens ne fut pris
Qui n’en perdit yeux, pieds, poings, ou bien pis :
Et m’en réjouis de les avoir tués et détruits
Ne pleurant que ceux qui se sont échappés ou enfuis.
Quant à Folquet, qui s’est avancé à tel prix
Qu’en son image Dieu et nous sommes trahis,
Car avec ses chants menteurs et ses mots contrits
Qui perdent toute âme qui les chante ou les dit
Et ses paraboles sibyllines et ses fourbes rescrits,
Ayant, de nos dons, en jongleur fait sa vie
Puis, de mauvaise doctrine, s’étant tant enrichi,
On n’ose plus dire mot qui le contrarie.
Quand il devint Abbé et de moine pris l’habit,
Dans son Abbaye toute lumière fut obscurcie,
Et il n’eût de repos, qu’il n’en fut ressorti,
Et qu’il n’ait été Evêque à Toulouse établi
Pour de par le monde répandre telle incendie
Que par nulle eau ne sera éteinte ni guérie :
A plus de cinq cent mille, tant grands que petits,
Il fit perdre la vie - corps, âme, et esprit.
Par la foi que vous dois, dans ses faits et ses dits
Ses façons d’agir, on dirait plus l’Antéchrist
Que le messager de Rome !

Car le messager de Rome m’a octroyé et dit
Que le Seigneur Pape me rendrait mon pays,
Et qu’on ne me prenne pour fou ni faible d’esprit
Si je réclame de recouvrer mon château ici.
Dieu sait, par mon cœur, je le garderai indivis.
Le Cardinal, mon seigneur, t’en porte garanti,
Volontiers le lui ai remis, et de bon esprit.
Mais qui s’accapare de ce dont il n’est que commis,
En droiture et par raison doit être puni ».
- « Comte », dit le Pape, « tu as fait l’apologie
De ton droit, mais le nôtre quelque peu mépris.
J’aviserai de tes droits et de ton bon esprit,
Et si tu as bon droit, une fois qu’il sera établi,
Tu reprendras ton château, tel que tu l’as remis.
Et si l’Eglise te reçoit, criminel convaincu,
Tu trouveras pitié, vu que Dieu t’a entendu ;
Tout pêcheur pervers, enchaîné et perdu,
L’Eglise se doit accueillir, s’il y vient éperdu,
Et s’afflige de bon cœur, s’acquittant de son dû.
Et puis il dit aux autres : « Entendez ce que je dis :
Car je veux vous redire ce que j’ai établi :
Que tous mes disciples cheminent illuminés,
Portant le feu et l’eau, le pardon et la clarté,
En douce pénitence et grande humilité.
Qu’ils portent la Croix, le glaive, justice mesurée,
Et bonne paix sur la terre, gardant chasteté,
Et qu’ils y répandent droiture et charité ;
Qu’ils ne fassent au monde ce qu’à Dieu ne plaît ;
Et celui qui en dit plus ou davantage en fait,
Contredit ma parole, enfreint mes volontés ».
Mais Raimond de Roquefeuil, d’un bond s’est levé :
« Seigneur Pape en droit, ayez merci et pitié
De l’enfant orphelin, fils jeune et exilé
De l’honoré vicomte tué par les croisés
De Simon, le tout sous ta responsabilité ;
Paratge en fut diminué de tiers ou de moitié
Alors que dans ta cour il n’y a Cardinal ni Abbé
De plus grande foi ni par toute la chrétienté.
Et puisqu’ils ont tué le père, le fils déshérité,
Seigneur, rends-lui sa terre, regarde à ta dignité !
Et si ne veux la lui rendre, que le bon Dieu te paie
En versant sur ton âme le poids de ses péchés.
Et si tu ne le lui rendes, au jour dit et sans délai,
Je te réclamerai sa terre et ses droits usurpés
Au jour même du jugement où serons tous jugés ! »
- « Barons » se dit-on, « il l’a fort bien amendé ».
- « Ami », dit le Pape, « bientôt tout sera arrangé. »
Et au palais se retire, avec ses conseillers,
Laissant les comtes seuls sur le pavement gravé.
Et Arnaud de Comminges dit : « on a bien travaillé,
On peut s’en aller, on s’est bien débrouillés,
Car le Pape est rentré chez lui. »

Le Pape est rentré dans un jardin de son Palais
Pour surmonter sa colère et réfléchir en paix.
Les Prélats l’ont rejoint pour parlementer,
Tous entourent le Pape pour être réconfortés
Accablant les comtes de force méchancetés :
« Seigneur, si tu leur rendes la terre, nous sommes tous morts,
Si la donnes à Simon, nous nous en sortons encore. »
- « Barons », dit l’Apôtre, « je dois délibérer encore. »
Et il ouvrit un livre et en tira un sort
Que le comte Raimond pouvait s’en sortir encore.
« Seigneurs », dit le Pape, « je ne suis point d’accord ;
Sans droit ni raison, comment commettre tel tort
Que, bon catholique, je jette Raimond dehors,
Le déshérite de sa terre, donne ses droits au plus fort ?
On ne peut le défendre ; mais je suis d’accord
Que Simon ait les terres, sans autre remords
- Non des veuves, des orphelins, du Puy jusqu’à Niort,
Mais des bougres, d’Arles jusqu’au Somport. »
N’y a clerc ni évêque qui ne crie son désaccord ;
Ainsi s’en est bien sorti Simon de Montfort,
Lequel à Toulouse verra pourtant fixer son sort,
Ce dont le monde s’éclaire, Paratge plus encore ;
Foi que je vous dois, cela plut davantage à Pelfort,
Qu’à Sire Folc l’évêque !

Folquet, notre évêque, se dressa devant l’assistance,
Et parla net au Pape, sans cacher son arrogance :
« Seigneur Pape en droit, cher père Innocent,
Comment peux-tu déshériter tout bonnement
Le comte de Montfort, notre fidèle instrument,
Fils de sainte Eglise et ton dévoué servant
Qui subit les conflits, les épreuves, les tourments
Et chasse les hérétiques, les routiers, les sergents,
Et toi, tu lui enlèves terres, villes, fortifications,
Conquises sous la Croix avec des glaives luisants,
Et Montauban et Toulouse, suivant ta décision
Qui sépare terres des hérétiques et celles des croyants
Et des veuves et des enfants, ce qui lui laisse néant !
Jamais d’aussi sot sophisme, verdict plus aberrant,
Ne fut dit ni décrété, ni contresens plus flagrant !
Ce que tu lui promets, c’est la spoliation,
Alors que vers Raimond penchent tes intentions :
Tu l’as reçu en catholique pratiquant,
Et Comminges et Foix, d’un même mouvement ;
Donc s’ils sont catholiques et pour tels les prends,
La terre que tu lui octroies, tu la lui reprends,
Et tout ce que tu donnes est non-être et néant.
Mais livre-la lui, la terre, sans remembrement,
A lui et à sa lignée, sans réserve ni condition ;
Si tu ne la lui donnes, en don libre et franc,
Plutôt qu’à l’acier soit livrée, au feu ardent.
Car si tu les dis catholiques, tu la leur rends,
Mais, ton Evêque, je te le dis franchement
Que pas un d’entre eux ne l’est, ni ne tient serment.
Mais si tu lâches Simon, ce sera clair et aveuglant :
Tu abandonnes l’affaire avec tes engagements.
- Et l’Archevêque d’Auch dit : « Pontife riche et puissant,
Comme le dit Folquet qui est sagace et savant :
Si Simon perd la terre, c’est notre perdition.
Les Cardinaux, les Evêques, qui sont bien trois cents,
Martelèrent au Pape : « Tu contredis nos engagements,
Nous avons partout dit et prêché à tous vents
Que Raimond est mauvais, mauvaises ses actions,
Et pour cela ne doit plus être attitré ni possédant. »
L’Archevêque de Lyon s’est levé de son séant,
D’un coup, et s’est mis à leur parler vertement :
« Seigneurs, à Dieu ne plaise telles élucubrations,
Car Raimond prit la croix dès le commencement
Et défendit l’Eglise et fit ses commandements ;
Et si l’Eglise l’accuse, qui lui doit protection,
Et se met dans son tort, nous perdrons nos croyants.
Et vous, Seigneur Evêque, tant haineux et méchant,
A cause de vos prêches et de vos fulminations,
Rejaillissant sur tous, mais sur vous principalement,
Plus de cinq cents mille âmes vont dans l’enfer vivant,
Et errent l’esprit en pleurs et les membres sanglants.
Quand bien même aurions juré solennellement
Aux côtés de ceux qui voudraient nuire aux Raimond,
Il suffirait que le Pape, lui, soit droit et clément,
Et jamais le fils du comte, né de tels parents,
Ne serait déshérité sans réclamations. »
- « Foulque », dit le Pape, « à vos désirs sanglants,
Ni à vos prêches qui sèment l’angoisse à tous vents
- Ce que vous faites contre mon gré, je l’apprends ! -
Ni à vos appétits, suis-je consentant !
Jamais, foi que vous dois, d’entre mes dents,
N’a été sifflé que Raimond fût perdant.
Seigneurs, l’Eglise reçoit le pêcheur pénitent,
Même s’il est inculpé par de fats ignorants
Ou s’il a pu faire ce qu’à Dieu est déplaisant,
S’il se rende à moi en sanglotant et en pleurant,
Prêt à accomplir tous mes commandements. »
Alors vint l’Archevêque de Narbonne, disant :
« Seigneur, puissant et digne, tu as bien raison,
Juge et gouverne, s’ils sont menaçants,
Mais que ne te mettent en doute ni crainte ni argent. »
- « Barons », dit le Pape, « j’arrête là mon jugement :
Le comte est catholique et se comporte loyalement,
Mais Simon aura sa terre. »

« Que Simon tienne la terre, puisque Dieu l’a décidé,
Et disons le droit, comme l’avons commencé."
Et il a dit et jugé, et tous l’ont écouté :
« Barons, je dis le comte catholique vrai,
Et que si le corps pêche, s’est laissé entraîner
Mais que l’âme s’en repent et en est affligée
Et condamne le corps, le pardon est octroyé.
Je suis fort surpris que vous m’ayez conseillé
Que son pays soit à Montfort en tout transféré
Car en droit je ne vois pas comment le plaider. »
Maître Tédise dit : « Seigneur, la foi dévouée
De Simon de Montfort, qui fait ce qu’il promet
Et chasse les hérétiques et défend le clergé,
Doit lui valoir en titre tout ce qu’il a gagné. »
- « Maître », dit le Pape, « en la balance doit peser
Qu’il met à mort croyants et mécréants sans trier,
Ce dont la plainte de mois en mois m’est montée,
Tant que le bien s’abaisse et que le mal est renforcé. »
Cà et là dans la cour des groupes se sont formés,
Puis convergent vers le Pape, pour lui demander :
« Seigneur, apôtre puissant, sais-tu ce que tu fais ?
Le comte de Montfort est à Carcassonne resté,
Pour chasser les mauvais et les bons implanter,
Faisant fuir hérétiques, Vaudois et routiers,
A leur place implantant de bons catholiques Français.
Puisqu’avec la croix il a conquis toute cette contrée,
Agen et Quercy, Aveyron et Lauragais,
Et que Foix, Toulouse et Montauban, il remet
Entre les mains des clercs, que l’Eglise les a gardées ;
Et puisque tant de coups il a reçus et donnés,
Tant de sang répandu par le tranchant des épées
Et en tant de lieux nulle fatigue n’a épargnée,
Il n’est droit ni justice qu’elle lui soit retirée,
Ni qu’on laisse entendre que telle chose se pourrait
Car penser la lui prendre, ce serait déjà un péché. »
- « Barons », dit le Pape, « cela me pèse de constater
Qu’orgueil et malice en nous se sont infiltrés.
Nous devons partout en bon droit gouverner
Mais nous faisons le mal et périr la bonté.
Si nous condamnons le père - ce qui n’est pas fait ! -
Feriez-vous perdre au fils ce dont il doit hériter ?
Jésus Christ l’a dit, notre roi et seigneur vrai,
Des péchés du père le fils ne doit être accablé ;
Et s’Il le dit, qui sommes-nous pour renâcler ?
Il n’y a Cardinal ni Prélat de langue si effilée,
S’il dit le contraire, qui ne se soit égaré.
Et encore il y a ce que vous semblez oublier :
Lorsque les croisés se ruèrent sur Béziers
Pour détruire sa terre, que la ville est tombée,
L’enfant était assez jeune pour tout ignorer,
Car le bien et le mal il ne savait point trier,
Et mieux aimait la chasse, ou arc pour tirer
Que titre de prince, ou terre à gouverner.
Qui de vous, sans pêcher, pourra menacer
De lui enlever sa terre, ses rentes, ses monnaies ?
Et pour sa défense sa lignée doit bien peser,
Du meilleur sang qui soit ou ne fut jamais,
Et puisqu’en lui un esprit courtois est né,
Que ne le condamne ni le juge nul arrêté,
Quelle bouche osera dire ce qui le perdrait,
Le condamnant à jamais à vivre aux crochets ?
Quoi, Dieu ni raison ne le défendraient,
Lui qui, loin de recevoir, doit pouvoir donner ?
Celui qui requiert autrui pour ses biens mendier,
Mieux vaudrait qu’il soit mort ou jamais ne fut né. »
De partout on lui dit : « Ne vous laissez pas apeurer,
Que le père et le fils aillent où ils voudront bien aller,
Et qu’au comte Simon le pays soit adjugé,
Et qu’à lui soit la terre !

Que Simon tienne la terre et qu’il en soit le régisseur ! »
- « Barons », dit le Pape, « puisque je n’ai pas cet heur
De pouvoir l’empêcher, qu’il se garde bien d’erreur,
Car jamais moi vivant ne le défendra nul prêcheur ».
Sur ce l’Archevêque de York s’est fait frondeur :
« Riche et puissant Pape, bon et droit sauveur,
Même si Simon t’expédie à la dernière heure,
Son frère, puis Folquet, redoutable rhéteur,
Ce qu’il en gardera sera peu, pour notre bonheur,
Car Raimondet lui en a rogné la part majeure.
Et s’il perd la part du père dont il est testeur,
De sa mère il aura la dot sans possible erreur,
Car de mes yeux j’ai lu l’acte notarié à l’heure
Où Rome et sa Curie en confirmaient la teneur ;
Et puisque du mariage es chef et mainteneur,
L’enfant ne sera damné, ni perdu, ni pêcheur.
Et comme il est légitime, noble, bon joueur
Et de haut lignage, ne serait-il pas malheur
De le laisser aller sans terre ni protecteur ?
Paratge serait mort alors et Merce sans valeur.
- « Non », dit le Pape, « ce serait grande erreur.
Je lui baillerai des terres en saison et en heure :
Venaissin et celle que détenait l’Empereur.
Et s’il aime Dieu et de l’Eglise est défenseur,
Et envers elle ni orgueilleux ni prévaricateur,
Dieu lui rendra Toulouse et Agen quand viendra l’heure ! »
Et l’abbé de Beaulieu dit : « Seigneur à l’éclat majeur,
Ton fils le roi anglais, ami et admirateur,
Qui est ton homme lige et t’aime de bon cœur,
T’a envoyé par lettre en mains d’ambassadeur,
De te souvenir de Merce et de Darius l’imposteur,
Et que tu tranches de sorte à lui réjouir le cœur ! »
- « Sire Abbé », dit le Pape, « ne puis rien à l’affaire,
Mes prélats m’opposent tant de fureur amère,
Que dans le secret de mon cœur j’ai souci et frayeur
Que son neveu n’y trouve ami, ni défenseur,
Mais je crois savoir qu’un jeune au grand cœur,
S’il est généreux et fort, peut regagner sa demeure.
Et si l’enfant est preux, il l’entreprendra sans peur ;
Certes le comte de Montfort ne l’aimera guère,
Ni le tiendra pour fils, pas plus que lui pour père. »
Car Merlin l’a bien vu, grand prophète à ses heures,
La pierre est déjà et se prépare le lanceur
Qui de toutes parts fera qu’on entendra en chœur :
« Qu’elle retombe sur le pécheur ! »

@Patrick Hutchinson