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That’s the Game! Bref interview avec Lawrence Durrell

LD5Detours :  L'Inde, la Grèce, l'Égypte, les îles de la mer Égée, la Provence... votre oeuvre et votre biographie spirituelle sem­blent inséparables de la réalité géographique et sociale de l'exil.

Lawrence Durrell. Comme la plupart des gens, ma vie s'est élaborée tant bien que mal au gré des circonstances. Il n'y a pas de mystère spécial. Mon père était ingénieur des ponts et chaussées, il travaillait très dur, à construire des chemins de fer entre autres choses, et ses chantiers le fai­saient beaucoup voyager à l'intérieur de l'Inde. Il vivait souvent dans la jungle même, et des pays comme la Birmanie, le Népal, le Bhoutan et l'Assam lui ont laissé une forte impression. La moitié de ma famille n'avait jamais vu l'Angle­terre. Nous étions des «coloniaux» typi­ques de cette époque. Il était donc nécessaire de nous appliquer la couche rituelle de «guède» en nous expédiant dans des «public school» (collèges pri­vés anglais) ... Pour ma soeur, ce fut Malvern, pour mon frère, et pour moi, St.Edmunds, à Cantorbéry.Ce fut une opération coûteuse et qui n'a pas tenu toutes ses promesses, car nous étions des élèves médiocres et nous étions rapidement désenchantés du mode de vie anglais.

Un sentiment très sain d'aliénation survenait et imposait l'évidence qu'une vie plus fructueuse et plus vibrante à l'étranger était aussi désirable que nécessaire si l'on voulait échapper à la mort par ennui, tout sim­plement.

Le bagage culturel que je possédais à l'époque suffisait pour donner les bases d'une modeste vision du monde qui est restée plus ou moins stable au fil des ans... Freud et Spengler, plus le Rameau d'Or de Frazer, me fournissaient les matériaux d'une représentation globale de l'homme moderne, en la plupart de ses gestes et postures: en même temps,
je me suis encouragé moi-même en mon attachement personnel pour un Bou­ddhisme dont j'avais attrapé le virus à Darjeeling et au Népal où j'étais scola­risé pendant une brève période. Avec une vertu toute virile j'ai entretenu aussi mon yoga (Hatha), qui m'a permis de me réchauffer pendant les durs hivers du Kent et m'aidait à réussir dans les différents sports que j'affectionnais.

Comme il transparaît dans mes romans, l'Angleterre m'a toujours paru
un pays qui était - et qui est encore aujourd'hui - en proie à un mode de
vie figée, sclérosée et fondamentalement puritaine. L'on sait comment on a traité Auden lorsqu'il est parti en Amérique pendant la guerre. Il y a encore quelques mois, je me suis vu moi-même refuser l'entrée d'un Club célèbre à Londres, parce que je ne portais pas la cravate...

 

Détours : On a même suggéré que vous avez été influencé en cela par votre ascendance irlandaise...

L.D. Ce n'est pas impossible.

 

Détours : Dans la littérature anglaise, la tradi­tion, ou le phénomène tendanciel, de l'écrivain «expatrié» a longtemps été - depuis notamment Lord BYRON - une constante. Avec Graham Greene et  Anthony Burgess nous semblons être arrivés à la fin d'une tendance qui battait son plein aux années vingt et trente de ce siècle. Avec la fin de cette mode, n'avez vous pas couru le risque vous même de passer de mode? Les critiques et les cercles littéraires anglais depuis la guerre semblent
progressivement s'être détournés du Sud et  des grands  thèmes de la culture européenne, considérés désormais avec suspicion, comme exotiques. N'avez-vous pas été vic­time de ce provincialisme? On vous a
même accusé d'être irresponsable...

L.D. Je n'ai pas le sentiment d'avoir jamais été à la mode comme écrivain... Ou si cela a été le cas, c'était bien à Paris, plutôt qu'à Londres. Il y a eu une brève période où ma poésie m'a valu de me faire des amis... mais c'était plutôt aux U.S.A. et au Canada. Ce n'est pas grave. Je suis parvenu à être dans le Who's who et à être l'objet d'un article
de l'Encyclopédia Brittanica, ce qui m'impressionne terriblement... Bien que je me demande souvent s'ils ne m'ont pas confondu avec mon frère Gérald, le naturaliste, qui est authentiquement célèbre à l'échelle mondiale.

J'ai également été invité par une chaîne de télévision à paraître dans une
émission avec un entraîneur de football espagnol... je ne sais pas exactement ce qu'on attendait de moi dans un tel
cadre, qui est celui de l'industrie cultu­relle.

Détours : Si vous deviez définir votre intention artistique, la stratégie implicite de votre oeuvre, de votre écriture...

LD : J'aimerais qu'il me soit permis de revendiquer une certaine cohérence dans mon attitude envers l'écriture. Cela, je crois l'avoir déjà exprimé assez clairement dans ma courte monographie critique à ce sujet. J'ai toujours considéré l'écriture comme une activité de formation, un instrument spirituel, lequel, si on le pratique avec suffisam­ment de concentration débouchera sur la naissance d'une intuition purifiée.
Mon livre KEY TO MODERN POETRY a été conçu pour dire juste­
ment cela. L'impact de l'intuition poé­tique sur le lecteur crée un champ
magnétique qui enrichit l'intuition pro­pre, change sa vision. En tant que vieux fan du Yoga, je prends tout cela d'une façon tout à fait terre-à-terre et matérielle - c'est une source d'information infinie qui peut produire des effets pratiquement incalculables sur votre façon de penser et de sentir. L'unique objectif, est bien entendu, le bonheur, lequel est le pro­duit de l'équilibre - une vie qui con­quiert son propre centre de plénitude et se traduit en bonheur. Mais comment peut-on atteindre un état aussi désira­ble? That's the Game!

 

Détours :  En fait, depuis les années soixante, vous semblez avoir eu comme objectif de décrire minutieusement la monstruosité psychique et sexuelle d'un monde distor­tionné, spirituellement dévoyé, face à la
perversion apocalyptique duquel vous, en tant que romancier, employez de plus les armes de la parodie et de la dérision...

L.D. Il a toujours été un article de foi pour moi que les grands poètes avaient tendance à produire cette sorte d'effet de transcendance par leur oeuvre. Nous vivons dans un monde où les forces de destruction de toute valeur morale, symbolique ou même esthétique sont potentiellement déchaînées. La fiction nous gouverne. Le fantasme abstrait de l'argent pense qu'il gouverne le monde, et qu'il peut tout. En effet, il peut beaucoup: c'est à dire, surtout, détruire la planète et, en attendant, les formes de vies qui valent la peine d'être vécues...

Quand le Bouddhisme a annoncé qu’il avait sérieusement l’intention de s'établir pour de bon en Europe (en construisant le pre­mier Temple au Château de Plaige en Bourgogne), je me suis demandé quel
genre d'effet cela pourrait produire à long terme. J'ai raisonné de la façon sui­vante: la plupart des façons indésirables de penser et  de se comporter dont nous sommes dans l’obligation de nous  faire la reproche, peuvent se résumer dans un seul vocable: «le matérialisme», lequel est lui-même un sous-produit du maté­rialisme scientifique. En fin de compte,
l'ultime coupable pourrait être rangé sous la catégorie du «monothéisme». D'autre part, le Yoga pourrait être une
solution à l'impasse poétique.

 

Détours : Dans la phase actuelle, votre vision est­-elle toujours celle d'un pessimisme trascen­dental, d'un désespoir joyeux? Quel ave­nir voyez-vous pour l'art et la fonction poétique dans un monde de plus en plus
régi par l'ingénierie abstraite de la politi­que médiatique, de la technologie de pointe, et de l'argent omniprésent?

L.D: Dans ma jeunesse, j'étais déjà tombé par hasard sur mon philosophe
préféré - un sage qui se réjouissait du nom de DEMONAX. Il ne nous a laissé qu'un seul aphorisme, mais il faut dire qu'il est fécond et lumineux: «Personne », écrivit-il, «Personne n'a vraiment envie
d'être mauvais. Alors pourquoi...?»

Détours : Vous pensez donc sérieusement que peu à peu pourrait s'établir un lien entre une vision du monde renouvelée, résultant d'une critique culturelle et métaphysique, telle que celle que peut apporter le Bouddhisme, ou des pratiques comme le Yoga et la Méditation, et un nouveau départ dans l'écriture et les arts?

L.D : J'ai découvert depuis longtemps que les propositions du Yoga étaient dignes d'attention, non seulement pour des raisons personnelles, en tant qu'être humain, mais aussi en tant que poète. Dans le Yoga un accent est mis sur la capacité de former un lien amical avec la mort (‘death-befriending function’, Ndtr) en tant que fonction de base. Dans le Bou­ddhisme aussi, bien sûr, on vous enseigne de considérer la mort comme le vérita­ble ami de l'homme et son informateur le plus riche sur la réalité. Nous parlons de choses sérieuses. Un art qui est bon, je crois, ne favorise pas une pensée molle et approximative; son but étant d'être précis et exigeant, dans l'espoir de porter au monde une thérapie spirituelle. Ce serait la chose la plus merveil­leuse si cette activité apparemment aberrante se révélait être à long terme une source de plus grande vie.

J'ai trouvé que le Hatha-Yoga peut beaucoup aider à s’orienter dans ce sens; il m'a donné la conviction absolue que la bonne poésie est quelque chose de for­matif, d'organique et de pénétrant – quelque chose qui porte un peu plus à conséquence qu'une poche pleine de tabac à priser (pocket full of snuff, « de la poudre aux yeux », Ndtr)!

Ainsi que me l'a expliqué CUNIGONDE dans son dernier télégramme: «Je me propose tout simplement de commettre le suiself (composé de suicide et de self, le ‘soicide’? Ndtr) par le Yoga (je vous entends rire d'ici!). Mais, dans le Yoga, il n'y a pas de prêt à penser. Tout doit être vérifié expérimentalement, et peut l'être grâce à l’utilisation de son propre corps, aussi dilapidé qu'il puisse paraître, pour superviser ses habitudes d'absorption d'oxygène et sa capacité de méditation. Un nouveau type de pensée déconditionnée en vient, lentement mais sûrement, à voir le jour.

 

Propos recueillis et traduits par Patrick Hutchinson

pour la révue Détours d'Ecriture

les 17 Avril et 23 Août 1988