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Le Genocide Culturel

Pier Paolo Pasolini

PPP

Intervention orale à la fête de l'Unita de Milan (été 1974). La version écrite est due à la rédaction de Rinascita. Pasolini écrit: "On y entend ma voix ; c'est pourquoi je n'exclus pas cet écrit répétitif et obstiné".

Vous voudrez bien excuser mes quelques imprécisions ou incertitudes terminologiques. Concédez-moi que la matière n'est pas littéraire ; or, par malheur ou par chance, je suis un littéraire et, de ce fait, je ne possède pas, surtout linguistiquement, les termes pour la traiter. Encore une prémisse : ce que je vais dire n'est pas le fruit d'une expérience politique au sens propre et, pour ainsi dire, du métier oratoire, mais bien d'une expérience que je dirais presque existentielle.

Je dirai tout de suite - et vous l'avez déjà deviné - que ma thèse est beaucoup plus pessimiste, plus aigrement et douloureusement critique que celle de Napolitano. Elle a pour thème conducteur le génocide: je relève, en effet, que la destruction et le remplacement des valeurs dans la société italienne d'aujourd'hui mènent, sans bourreaux ni exécutions de masse, à la suppression de larges portions de la société elle-même. Ce n'est du reste pas là une affirmation complètement hérétique ou hétérodoxe. On trouve déjà dans le Manifeste de Marx un passage qui décrit avec une clarté et une précision extrêmes le génocide perpétré par la bourgeoisie sur des strates déterminées des classes dominées, surtout non ouvrières : le sous-prolétariat et certaines populations coloniales. L'Italie vit aujourd'hui, d'une façon dramatique et pour la première fois, le phénomène suivant: de larges strates, qui étaient pour ainsi dire demeurées en dehors de l'histoire - l'histoire de la domination bourgeoise et de la révolution bourgeoise - ont subi ce génocide, à savoir cette assimilation au mode et à la qualité de vie de la bourgeoisie.

Mais comment s'effectue ce remplacement de valeurs ? Je prétends qu'aujourd'hui il s'effectue clandestinement, au moyen d'une sorte de persuasion occulte.

Alors que du temps de Marx c'était la violence explicite, au grand jour, la conquête coloniale, l'imposition par la force, les moyens sont aujourd'hui plus subtils,habiles et complexes, le processus est beaucoup plus techniquement au point, et profond. C'est en cachette que les nouvelles valeurs sont substituées aux anciennes,et peut-être ne faut-il même pas le dire puisque les grands discours idéologiques sont presque inconnus des masses (la télévision, pour prendre un exemple sur lequel je reviendrai, n'a bien sûr pas diffusé le discours de Cefis aux élèves de l'Académie de Modène).

Mon explication sera plus claire si je reprends ma façon de parler habituelle, c'est-à-dire celle d'un écrivain. Je suis en train d'écrire le passage d'une de mes oeuvres dans lequel j'affronte ce thème, précisément d'une façon imagée, métaphorique: j'imagine une espèce de descente aux enfers dans laquelle le personnage parcourt la rue principale d'une bourgade proche d'une grande ville méridionale, probablement Rome, pour faire l'expérience du génocide dont j'ai parlé; toute une série de visions lui apparaît, chacune d'entre elles correspondant à l'une des rues transversales qui débouchent dans la voie centrale. Chacune d'entre elles est une espèce de fosse,de cercle infernal de la Divine Comédie: il y a à l'entrée un modèle de vie déterminé, que le pouvoir a mis là en cachette et auquel les jeunes surtout, et plus encore les gamins qui vivent dans la rue, se conforment rapidement. Ils ont perdu leur ancien modèle de vie, celui qu'ils réalisaient en vivant et dont, d'une certaine façon, ils étaient contents, voire fiers, même s'il impliquait toutes les misères et tous les caractères négatifs que l'on y trouvait, ceux - je suis d'accord - qu'énumère Napolitano ; et aujourd'hui, ils cherchent à imiter le modèle nouveau que la classe dominante a mis là en cachette.

Naturellement, j'énumère également toute une série de modèles de comportement, une quinzaine, qui correspondent à dix cercles et cinq fosses. Je ne parlerai, par souci de brièveté, que de trois d'entre eux; mais je tiens à encore préciser que la ville dont je parle se trouve dans le centre-sud et que mon propos ne vaut que relativement pour les gens qui habitent Milan, Turin, Bologne, etc.

Il y a, par exemple, le modèle qui préside à un certain hédonisme interclassiste et qui force les jeunes qui l'imitent à se conformer, dans leur comportement, dans leur façon de s'habiller, de se chausser, de se coiffer ou de sourire, dans leurs actes ou dans leurs gestes, à ce qu'ils voient dans la publicité des grands produits industriels - une publicité qui se rapporte, de façon presque raciste, au seul mode de vie petit-bourgeois. Le résultat est évidemment pénible, parce qu'un jeune pauvre de Rome n'a pas encore la possibilité de réaliser ces modèles et que cela crée en lui anxiétés et frustrations qui le conduisent au seuil de la névrose. Ou encore, il y a le modèle de la fausse tolérance, de la permissivité. Dans les grandes villes et les campagnes du centre-sud était encore en vigueur un certain type de morale populaire, plutôt libre, certes, mais avec des tabous qui lui étaient propres et non ceux de la petite-bourgeoisie, pas l'hypocrisie, par exemple, mais simplement une sorte de code auquel tout le peuple se conformait. A un certain moment, le pouvoir a eu besoin d'un type de sujet différent, qui fût avant tout un consommateur et ce ne pouvait être un consommateur parfait si on ne lui concédait pas une certaine permissivité sur le plan sexuel. A ce modèle-là aussi, le jeune de l'Italie attardée tente de se conformer d'une façon gauche, désespérée et toujours génératrice de névrose.

Enfin, troisième modèle, celui que j'appelle modèle de l'aphasie, de la perte de la capacité linguistique. L'Italie centro-méridionale tout entière avait ses traditions régionales ou citadines propres d'une langue vivante, d'un dialecte que régénéraient de continuelles inventions, et, à l'intérieur de ce dialecte, d'argots riches en inventions presque poétiques. Tous, jour après jour, y contribuaient et chaque soir naissait une répartie nouvelle, un trait d'esprit, un mot imprévu; il y avait une merveilleuse vitalité linguistique. Le modèle que la classe dominante a déposé dans ces lieux les a bloqués linguistiquement à Rome, par exemple, on ne sait plus inventer, on est tombé dans une sorte de névrose aphasique où l'on parle une fausse langue, qui ne connaît ni difficulté, ni résistances, comme si tout était facile à mettre en mots : on parle comme dans les livres imprimés.

Ou alors on en est carrément à la pure et simple aphasie au sens clinique du mot : on est incapable d'inventer des métaphores et des mouvements linguistiques réels, on gémit presque, ou l'on se donne des bourrades, ou bien l'on ricane sans savoir quoi dire. J'ai dit tout cela simplement pour faire un bref résumé de ma vision infernale, que, malheureusement, je vis existentiellement. Pourquoi cette tragédie dans au moins les deux tiers de l'Italie ? Pourquoi ce génocide dû à l'acculturation sournoisement imposée par les classes dominantes ? Mais parce que la classe dominante a séparé nettement « progrès » et « développement. Seul le développement l'intéresse, parce que c'est de lui seul qu'elle tire ses profits. I1 faut une bonne fois établir une distinction drastique entre ces deux termes : «progrès» et «développement ». On peut concevoir un développement sans progrès, chose monstrueuse que nous vivons dans presque les deux tiers de l'Italie ; mais, au fond, on peut aussi concevoir un progrès sans développement, comme cela serait si, dans certaines zones paysannes, on appliquait de nouveaux modes de vie civile et culturelle sans ou avec un minimum de développement matériel. Ce qu'il faut - et c'est à mon sens là le rôle du parti communiste et des intellectuels progressistes - c'est prendre conscience de cette dissociation atroce et en faire prendre conscience aux masses populaires, pour qu'elle disparaisse et que développement et progrès coïncident.

Quel est, au contraire, le développement que le pouvoir veut ? Si vous voulez mieux le comprendre, lisez le discours de Cefis aux élèves de Modène que j'ai cité tout à l'heure, et vous y trouverez une notion de développement comme pouvoir multinational - ou transnational, comme disent les sociologues - fondé en outre sur une armée non plus nationale et très avancée techniquement, mais étrangère à la réalité du pays. Tout cela efface d'un coup d'éponge le fascisme traditionnel, qui se fondait sur le nationalisme et le cléricalisme, vieux idéaux naturellement faux. Nous assistons à une forme de fascisme complètement nouvelle et encore plus dangereuse.

Je m'explique. Comme je l'ai dit, on assiste dans notre pays à un remplacement des valeurs et des modèles dans lequel les moyens de communication de masse, et en premier lieu la télévision, ont joué un grand rôle. Ce disant, je ne prétends pas du tout que ces moyens de communication sont négatifs en soi : je suis au contraire d'avis qu'ils pourraient constituer un grand instrument de progrès culturel ; mais jusqu'à présent, de la façon dont on s'en est servi, ils ont été un instrument d'effrayante répression, de développement, justement, sans progrès et de génocide culturel pour au moins les deux tiers des Italiens. Vus sous cet angle, même les résultats du 12 mai contiennent une part d'ambiguïté.

A mon avis, la télévision qui, au cours de ces vingt dernières années a, par exemple, nettement déprécié tout contenu religieux, a, aussi, puissamment contribué aux « non ». C'est vrai, on y a souvent vu le Pape bénir, les cardinaux inaugurer, ou on y a vu processions et funérailles, mais il s'agissait là d'images produisant un effet contraire aux fins de la conscience religieuse. En fait, il s'y produisait, à l'inverse et au niveau au moins inconscient, un profond processus de laïcisation qui livrait les masses du centre-sud au pouvoir des mass media et, à travers eux, à l'idéologie réelle du pouvoir,: à l'hédonisme du pouvoir de la consommation.

Voilà pourquoi il m'est arrivé de dire - peut-être de façon trop violente et emportée - que le « non » est à double composante : d'une part, un progrès réel et conscient, dans lequel les communistes et la gauche ont tenu un grand rôle; de l'autre, un faux progrès qui fait que l'Italien accepte le divorce à cause des exigences laïcisantes du pouvoir bourgeois - car qui accepte le divorce est un bon consommateur. Telles sont les raisons pour lesquelles, par amour de la vérité et par sens douloureusement critique, je peux en venir à une prévision de type apocalyptique que voici : si, dans la masse des «non», la part qu'y a prise le pouvoir devait prévaloir, ce serait la fin de notre société. Cela n'arri¬vera pas, justement parce que, en Italie, il y a un Parti communiste fort et une intelligentsia assez avancée et progressiste ; mais le danger existe. La destruction des valeurs qui est en cours n'implique pas une immédiate substitution d'autres valeurs, avec leurs bons et leurs mauvais côtés, avec la nécessaire amélioration du niveau de vie et simultanément un réel progrès culturel. II y a, entre-temps, une période d'impondérables, et c'est justement celle que nous sommes en train de vivre.

Là se trouve le grand, le tragique danger. Pensez à ce que peut signifier une récession dans ces conditions : vous ne pourrez pas vous empêcher de frissonner si, ne serait-ce que pendant un instant, le parallèle - peut-être arbitraire, peut-être romanesque - avec l'Allemagne des années trente se présente à vous. Notre processus d'industrialisation de ces dix dernières années a quelque analogie avec celui de l'Allemagne d'alors: c'est dans de telles conditions que la consommation, avec la récession de 1920, ouvrit la voie au nazisme.

Voilà quelle est l'angoisse d'un homme de ma génération, qui a vu la guerre, les nazis, les S.S., et qui en a reçu un traumatisme jamais totalement dépassé. Quand je vois que les jeunes sont en train de perdre les vieilles valeurs populaires et d'absorber les nouveaux modèles imposés par le capitalisme, en courant le risque de se déshumaniser et d'être en proie à une forme d'abominable aphasie, à une brutale absence de capacité critique, à une factieuse passivité, je me souviens que telles étaient les caractéristiques des S.S. - et je vois s'étendre sur nos cités l'ombre horrible de la croix gammée. C'est certainement une vision apocalyptique. Mais si, à côté d'elle et de l'angoisse qui la suscite, il n’y avait pas aussi en moi une part d'optimisme, autrement dit la pensée qu'il est possible de lutter contre tout cela, je ne serais tout simplement pas ici, au milieu de vous, pour parler

 

(Rinascita, 27 septembre 1974.)